La Black Panther party
ou la rébellion Noire menée à coup de dribbles par Salif Keita.
Ces années sentaient la poudre. L’odeur du combat entre des dominés érigeant leur fierté face à la fatuité des dominants. L’ambiance de lutte de la fin des années ’60 et du début des années ’70 ouvre les horizons de la créativité, l’affirmation de libertés et la reconstruction d’un honneur perdu. La panthère noire symbolise ainsi le combat noir contre l’oppression et l’exploitation des capitalistes Wasp américains. De l’autre côté de l’atlantique, le redoutable félin va également incarner sous la tunique verte la fierté, l’imagination et la grâce du football noir en cette fin de règne de l’empire colonial français en Afrique. Moins explicitement dans le registre de la politique que la révolte des ghettos noirs au sein de l’empire étasunien, le génie balle au pied et l’intransigeance avec les dirigeants, tout comme les déclarations et les études de la panthère Salif Keita illustrent le basculement du comportement politique opéré il y a quatre décennies. Un surgissement de la dignité qui aura lentement glissé vers les rivages pragmatiques des affaires durant les années ’80. Un destin politique balle au pied sur le terrain de notre passé proche.
Racines.
Né à Bamako le 6 décembre 1946, il fait ses premiers pas dans la terre rouge et poudreuse des rues du quartier populaire de Ouolofobougou. C’est là qu’il apprendra non seulement à caresser le cuir, le plus souvent avec des ballons de fortune fait de chambres à air nouées, mais aussi le sens de l’esquive faisant mordre la poussière aux adversaires et le coup d’œil qui épanouit le jeu de ses potes. Prématuré du talent, Salif Keita devient, à 16 ans, international en 1963 pour la toute jeune république du Mali, indépendante depuis 1960. Il épingle, dés sa première saison au haut niveau, le titre de champion du Mali avec l’AS Real de Bamako lors de la saison 1964-65. Passé au Stade malien de Bamako, il mène le club à la finale de la première édition de la Coupe d’Afrique des clubs perdue 2-1 face aux camerounais de l’Oryx de Douala le 7 février 1966. Même parcourt la saison suivante, mais cette fois après être retourné à l’AS Real de Bamako. Il marque 14 buts en huit matchs, ce qui lui vaut le titre de meilleur buteur de la compétition, qu’il échoue cependant à remporter face au Stade d’Abidjan en finale (victoire 3-1 à l’aller, défaite 4-1 au retour à Abidjan). Avec deux finales de Coupe d’Afrique et trois titres de champions du Mali en trois saisons, le fantasque attaquant de 20 ans est repéré par un supporter libanais des Verts expatrié au Mali.
La révolution dans l’œil du tigre.
Ce supporter, M. Charles Dagher, multiplie les lettres aux dirigeants des Verts pour vanter les qualités de dribble, de vitesse, d’explosivité et l’incroyable créativité collective de celui surnommé en son pays Domingo. Ébranlés par tant d’insistance, le président Rocher et son bras droit sportif Garonnaire décident de faire venir Salif Keita en France pour un stage. Celui-ci brave l’interdiction de départ du gouvernement malien et fuit au Liberia où il se fait dépouiller de son argent. Lui reste son billet pour prendre un vol vers Paris le 14 septembre 1967. Son arrivée va devenir légendaire. A cause d’intempéries, l’avion du futur Vert ne peut se poser au Bourget, où l’attendait Garonnaire, et atterrit à l’aéroport d’Orly. Seul et sans le sou, Keita héle un taxi et lui demande de l’emmener au siège du club de l’AS Saint-Étienne, assurant le chauffeur que les dirigeants payeront la course (1000 francs, une somme rondelette à l’époque). L’anecdote fait le tour de la France qui aime le ballon, au point d’inspirer musique et paroles à J. Monty. « Taxi, Taxi, Taxi ! J’ai un rendez-vous à Geoffroy Guichard ! » (1).
Si l’historiette est racontée sur le ton bonhomme de la plaisanterie, l’intelligence de Salif Keita ne manquera pas d’y déceler la condescendance colonialiste d’un pays qui se considère encore comme une sorte de père pour des africains trop infantiles à se gouverner eux-mêmes. Qui d’autre qu’un gamin, ignare des réalités et de la géographie, peut avoir l’idée de prendre un taxi pour traverser la moitié de la France ? Dans une interview à l’ORTF, un Keita calme et le regard fier tiendra à mettre les points sur les i à ce propos. Expliquant que sa décision de prendre un taxi n’était pas irréfléchie, mais était même sa seule solution sans argent dans un pays bureaucratisé où on ne peut déjà plus négocier le prix d’un ticket de train. Précisant qu’il connaît la géographie française et qu’il poursuit des études de droit, il pousse même l’argument jusqu’à renvoyer à leur propre ignorance des réalités du monde « ses » ancêtres les gaulois en rappelant qu’en dehors de l’hexagone, il n’est pas rare de prendre un taxi pour se déplacer sur des milliers de kilomètres. L’infantilisé donne une leçon de maîtrise de soi et du discours à ses maîtres déchus sur leur chaîne nationale.
Si Keita peut en 1970 tenir de tels propos, c’est qu’il en a acquis la force symbolique. Le poids d’un joueur qui dés sa première saison en Vert éclabousse le championnat de ses traits de génie, d’accélérations explosives en pas de danse dribblées, de talonnades en buts. Au point que son club adopte pour emblème une panthère noire en son honneur dès 1968. Jouant à se jouer des défenses adverses avec Rachid Mekhloufi et Hervé Revelli, l’attaquant devient la nouvelle terreur des terrains du championnat de France, menant consécutivement Saint-Étienne à trois nouveaux titres de champion (1968-69-70) et deux coupes de France (1968 et 1970) lors de ses trois premières saisons dans le Forez. Et il sera, avec son complice Hervé Revelli, un des artisans de l’élimination en Coupe des champions du Bayern Munich de Beckenbauer, Gerd Muller et Sepp Maier grâce au 3-0 infligé au match retour à Geoffroy Guichard le 1er octobre 1969, après une défaite à l’aller 2-0. Sacré ballon d’or africain en 1970, il emporte le Soulier d’argent européen (2eme meilleur buteur en club en Europe) avec 42 buts en 38 matchs à la fin de la saison 1970-71, après avoir claqué trois quadruplés et même un exceptionnel sextuplé lors du 8-0 contre Sedan en juin 1971.
Proud to be black, proud to be human, proud to be free.
Outre ses qualités techniques individuelles ébouriffantes, c’est son sens collectif, cet amour du jeu concrétisé par des ouvertures décisives, des talonnades ouvrant le chemin du but à ses compères et ses dribbles chaloupés se concluant par des caviars offerts que met en exergue son entraîneur Albert Batteux. Le coach des Verts insiste ainsi sur « l’évident soucis collectif » du malien et la remarquable et inattendue complicité avec Hervé Revelli, alors jeune prodige tricolore, contre tout esprit de concurrence individualiste. Une solidarité sur la pelouse accouchant d’une véritable complicité ponctuée d’offrandes réciproques et qui permettra à la panthère d’inscrire 131 buts en 182 matchs durant les cinq saisons qu’il joue à Saint-Étienne (2). Comment ne pas entendre en cette avalanche féline de goals, les réalisations d’un certain air du temps, une résonance sur le rectangle vert aux déclarations de Bobby Seale : « Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. » (3)
Mais la créativité et la solidarité n’auraient su s’exprimer sans la liberté accordée à l’attaquant par Albert Batteux. Celui qui inventa littéralement le concept d’interdiction d’interdire au début des années ’60 en laissant carte blanche à Kopa sur l’aile de son attaque. - "Si vous cessez de dribbler, Raymond, je vous sors de l'équipe !" intima Bébert la science contre l’avis général persuadé de la détérioration du jeu collectif par l’excès d’exploits de l’attaquant d’ascendance polonaise -. Au premier coup d’œil, le tacticien repère chez Keita ce talent un peu fou que l’on gâche à vouloir canaliser. « Un joueur comme Keita est particulier. Il est un joueur à part. Avec les défauts aussi d’un joueur si particulier, comme les qualités. Et le grand problème pour l’adaptation de Keita à Saint-Étienne, a justement été, je crois, que l’on accepte les défauts qu’il avait pour pouvoir recueillir les bienfaits de ses qualités. » Libéré de toutes chaînes, Keita sera un homme, un homme qui défend son intelligence contre la moquerie, un homme qui crée, un homme libre qui sait partager, loin de ses individus réduits à n’être que des pantins, un homme au sens plein.
Et un homme qui sait se faire respecter. En 1972, sous-payé par l’ASSE, il réclame un salaire convenable. Cette exigence s’inscrit dans le changement de statut des footballeurs professionnels, notamment suite à la création du syndicat UNFP par Eugene N’Jo Léa et Just Fontaine en 1961. Et le mouvement de revendication qui se poursuivra durant les années ‘60, symbolisé par l’occupation du siège de la FFF en mai 1968 sous le mot d’ordre « le football aux footballeurs ». Fruit de la lutte, en 1969 est créé le contrat à temps, qui remplace le contrat à vie où le footballeur n’avait mot à dire sur sa carrière, et une position forcément faible pour négocier son salaire. Le président Rocher est d’ailleurs encore peu habitué à de telles revendications salariales et se fâche avec son joueur. Restes du diktat des présidents sur des joueurs issus du prolétariat et à l’époque payés au mieux à l’égal de cadre moyens, et pour la plupart bien moins, la FFF suspend la panthère pour six mois.
Sans concession et libre de tout contrat, Salif Keita part ainsi de Saint-Étienne vers les rives méditerranéennes de l’OM. Pour son premier match sous les couleurs olympiennes le 21 novembre 1972, Salif inflige une défaite, en inscrivant un doublé, à son ancienne équipe. Propulsant son mètre 76 au dessus de la mêlée il inscrit son second but d’une tête smashée. Victorieux, il fait un tour d’honneur du Vélodrome, s’arrêtant pour saluer ostensiblement et ironiquement le président Rocher. Un homme fier, un guerrier. Ce geste lui vaudra une nouvelle suspension de quelques matchs au prétexte d’insultes au public [sic !]. "Rocher m'avait trahi et exploité, il me considérait comme un esclave qui n'avait droit à rien et qui devait le servir toute la vie, j'ai refusé de l'accepter et ce geste m'a soulagé", explique la panthère sans qu’aucun média ne relaie sa déclaration à l’époque.
Les forces vives.
Les dirigeants du football français ont décidément du mal à saisir la nouvelle donne. Après une année, pour des soucis de quota de joueurs étrangers dans leur recrutement de milliardaires accumulant les stars étrangères, les dirigeants olympiens veulent obliger l’attaquant des Aigles à se naturaliser français. Refus catégorique du buteur malien, auteur de 11 réalisations en 13 sélections, de trahir ses racines au profit de l’ex-colon. Il fuit la France pour le CF Valencia, et tristement ne sera jamais rappeler en équipe nationale, signe d’une décolonisation superficielle et remise dans « le droit chemin » de la Françafrique au Mali par le coup d’État du Général Traoré dès 1968. Quelques mois avant l’ultimatum de l’OM, la panthère avait emmené les Aigles en finale de la CAN 1972. Claudiquant suite à une blessure, il ne peut que laisser filer le titre face au Congo-Brazzaville. Le Mali attendra 22 ans une nouvelle participation à la phase finale de la compétition africaine reine.
Recruté par l’ex-goleador du Real Madrid et coach de Valencia, Di Stéfano, il reste trois saisons en Liga espagnole. Mais le changement de dirigeants juste avant son arrivée ne crée pas un climat propice. Son mentor argentin est limogé à la fin de sa première saison. Le Che reste à distance du niveau de jeu et des résultats du Barca de Cruijff. Si les journalistes sont sous le charme de Keita et le surnomment la perle noire, les supporters de la Mestalla l’appellent de manière plus ambiguë la fiera maldita, la bête féroce maudite. Salif inscrit tout de même 34 buts pour 78 matchs en trois saisons. Mais la valse d’entraîneurs, des frictions avec ses partenaires et surtout la restriction de sa liberté de jeu l’amènent à vouloir partir à l’été 1976.
Transféré au Sporting Lisboa, il retrouve le vert et la coupe d’Europe, mais les gradins ne sont pas agités de la même frénésie que ses années stéphanoises. Après trois saisons, la Coupe du Portugal 1978 et 43 buts en 77 matchs, il part finir sa carrière aux Etats-Unis en avril 1979. Il ravit les supporters du New England Tea Men de Boston durant deux saisons. A côté du foot, il entame de nouveau des études, cette fois de gestion. Son équipe déménageant en Floride [sic !], il met un terme au football pour finir de passer son diplôme, en cinq ans d’études à l’université de Suffolk.
De retour au pays au milieu des années ‘80, il est nommé DTN par la fédé malienne. Rapidement, il abandonne le poste où ses propositions de développer les forces vives du foot malien ne sont pas entendues. Les dirigeants plus enclins aux rapides résultats spectaculaires ne voient pas l’intérêt de mettre en place une politique de formation. Salif Keita ouvre un hôtel et s’occupe de ses affaires et de business, donnant à l’occasion conseils à son ancien club du Real. Jusqu’en 1993 où il crée un club et centre de formation à son nom, le CSK, dont sortiront, entre autres joueurs de premier plan, son neveu Seydou Keita et Mamadou Diarra.
Élu président de la Fédération malienne de football en juin 2005, son mandat de quatre ans n'a pas été renouvelé le 16 juillet dernier. Le manque de résultat de l’équipe nationale lui est reproché, alors qu’il déclare travailler à l’essor de structures de formation et de professionnalisation pour assurer l’avenir à long terme du foot malien. Des rumeurs de fraudes et de corruption, comme il est monnaie courante lors des luttes de pouvoir en Afrique, sans que l’on sache si c’est à juste titre ou non, écornent son image publique. Ses années stéphanoises resteront indubitablement le sommet de sa carrière, années de l’affirmation de sa dignité et de maîtrise de son art. Depuis, la panthère a vu ses griffes s’émousser au profit d’un pragmatisme qui aura eu bien du mal à se dépêtrer des méandres du pouvoir africain. A l’instar du Black Power dilué au point de finir désintégré dans la réal politique d’Obama.
Gus
PS : Ce dimanche 27 septembre, la ville de Cergy va baptiser son nouveau stade municipal du nom de Salif Keita. Hommage rare à un sportif africain sur le continent européen, pour lequel sera présent, entre autres personnalités du monde du foot, l’ex-président de l’UNFP (de 64 à 69) Michel Hidalgo.
Ses clubs
1963 - 1964 : Pionniers de Ouolofobougou
1964 - 1965 : Real Bamako
1965 - 1966 : Stade Malien
1966 – 1967 : Real Bamako
1967 - 1972 : Saint Etienne (Fra)
1972 - 1973 : Marseille (Fra)
1973 - 1976 : Valencia (Esp)
1976 - 1979 : Sporting Portugal (Por)
1979 - 1981 : New England (USA)
Notes :
(1) La chanson Un taxi pour Geoffroy Guichard de Monty à http://pagesperso-orange.fr/balmotrol/asse/extraits/un_taxi_pour_geoffroy_guichard.htm
(2) Les données sur le nombre de buts et de matchs pour certaines saisons varient un peu selon les sources consultées (Wiki, Fifa, sites de clubs ou de supporters, presse). Pour sa période stéphanoise le site http://www.anciensverts.com , qui semble le plus fiable, recense 150 rencontres et 125 buts en D1, 22 rencontres et 14 buts en Coupe de France, et 10 matchs pour 2 buts en Coupe d’Europe.
(3) « Ce que le parti des Panthères noires a fait en substance, c'est appeler à l'alliance et à la coalition tous les gens et toutes les organisations qui veulent combattre le pouvoir. C'est le pouvoir qui, par ses porcs et ses pourceaux, vole le peuple; l'élite avare et démagogue de la classe dirigeante qui agite les flics au-dessus de nos têtes, et qui les dirige de manière a maintenir son exploitation. », Bobby Seale, A l’affût, trad fr. 1972.
Bébert la science : "Je l'ai vu tenter des choses ‘surnaturelles' "
Ressources :
- Salif Keita, la panthère noire du foot http://www.afrik.com/article6874.html
- Une bio très complète http://www.africafoot.com/coupes/special_mali_2002/salif_domingo.html
- Une autre de la Fifa (avec des erreurs) http://fr.fifa.com/classicfootball/players/player=214125/index.html
- Docu de 15mn sur Keita, 14 sept. 1970 de l’Ina sur http://www.dailymotion.com/search/Saint+Etienne/video/xakua7_salif-keita-1er-ballon-dor-africain_sport
- Interview par l’Huma en 2002 http://www.humanite.fr/2002-02-09_Sports_-Les-Aiglons-de-Salif-Keita-Le-plus-renomme-des-footballeurs
- Déclaration d’occupation du siège de la FFF en mai1968 http://juralibertaire.over-blog.com/article-18635587.html
- Éléments historiques et actuels sur l’immigration du foot : http://www.wearefootball.org/PDF/une-nouvelle-traite.pdf
- Le réalisateur guinéen Cheik Doukouré s'est inspiré de la vie de Salif Keïta pour son film "Ballon d'or" en 1994.
Merci de me rappeler de si bons souvenirs et de me rajeunir de quelques années...
RépondreSupprimerAh Salf... je l'ai vu tenter des "choses surnarurelles"... ;)
Superbe article, vraiment. Bien complet comme il faut.
RépondreSupprimerJ'ai appris pleins de trucs, respect Gus.
Cet article est vraiment haut, très haut. Il faudra dorénavant se mettre à ce niveau. C'est notre match type à nous. On en fera des moins bien mais il faudra s'en servir de maitre étalon pour nos futures publications.
RépondreSupprimerJe crois que le deuxième lien des ressources (une bio très complète) n'est pas valide.
RépondreSupprimermerci, c'est corrigé ;)
RépondreSupprimerMerci pour les compliments, c'est définitif, il faut que je déménage, ma tronche ne passe plus dans l'encadrement de la porte d'entrée :)
C'est mignon tout plein.
RépondreSupprimerDire que dans 30 ans, gus jr fera pareil avec Bergessio !
Ca me ferait bien chier que Bergessio ait le même poids historique.
RépondreSupprimerMais bon, on sait jamais.